Ceci n’est pas un voile, Nuit Blanche, Paris, 2012
« En cette 11ème Nuit Blanche, c’est sur la Place de la Concorde, symbole s’il en est de Paris (…) que Majida Khattari, artiste marocaine, engagée et connue pour ses « défilés-performances-manifestes », installera son catwalk. »
« ceci n’est pas un voile » …
Dans la scène inaugurale du film de Roger Vadim « Et Dieu créa la femme », les courbes du corps nu de la Brigitte Bardot de 1956 se dessinaient derrière un voile, drap blanc tendu entre le regard de Curt Jurgens et la nudité de la jeune femme. Voile virginal posé sur la pudeur de l’héroïne, équivocité de l’érotisme dans ce corps dissimulé au regard, nourrissant le fantasme et le désir – il la sait nue derrière le voile- : ce portrait de femme, créée par Dieu et la magie du cinéma, il y a plus de cinquante ans, attira tant les foudres des ligues de vertu que les spectateurs furent menacés d’excommunication et que le Vatican, lors de l’Exposition Universelle de 1958, choisit l’image de l’actrice comme incarnation de la luxure. Sans réelle intention, l’auteur de ce film opposait à une vision intégriste du corps féminin comme objet diabolique, celle d’un féminisme « dangereusement » féminin, incarnation originelle de l’émancipation et de la liberté sexuelle, théorisées quelques années plus tôt, avec scandale, par Simone de Beauvoir. Une femme nue et un voile.
Dans le défilé-performance « Ceci n’est pas un voile », des femmes défilent, peut-être nues, entre deux rangées de voiles, foulards de soie colorés et richement calligraphiés en arabe, dont la signification, « ceci n’est pas un voile », clin d’œil au surréalisme magrittien, replace ainsi l’action dans le cadre de l’histoire de l’art, tout en avançant l’idée que le voile islamique, dont il serait question ici, pourrait se dédramatiser en accessoire de mode.
Majida Khattari reprendrait ainsi à son compte le titre de l’œuvre de Magritte à laquelle elle se réfère, « la Trahison des images ». Donnant à voir un énoncé contestant « l’identité manifeste de la figure et le nom qu’on est prêt à lui donner. »*, son action ouvre d’emblée à une réflexion sur la sémiologie de la représentation, dans le monde contemporain et ses proliférations médiatiques, du corps des femmes.
Majida Khattari a souvent montré, dans des défilés-performances dramatiques et dramaturgiques, par le biais de vêtements-sculptures comme autant de manifestes, la souffrance et l’aliénation, l’oppression, la soumission et l’enfermement des femmes entravées par les burqa, hijab ou niqab, et la difficulté d’évoquer le corps féminin dans l’Islam, y compris à travers l’art – comme le montrait avec humour le vêtement « Louvre-Abu Dhabi ».
Artiste engagée, et féministe, Majida Khattari aurait bien des raisons objectives de fonder son travail sur une réflexion à propos de ces centimètres de tissu qui séparent la femme voilée d’elle-même, qui protègent et/ou soustraient, dans toute l’ambivalence de sa fonction, son corps et son visage au regard des autres, régénérant sans cesse cette dialectique pornographique, comme dirait Gombrowicz, du visible et de l’invisible, de la présence et de l’absence, de l’interdit et du désir.
Mais pour elle, le problème du voile islamique, qui agite tant la classe politique française, réactivant les conflits autour du sens de la laïcité, les crispations identitaires et les peurs primitives, n’est qu’une sorte d’épiphénomène, la manifestation d’un questionnement plus vaste sur ce que le corps, présenté et représenté, a de profondément politique, et sur ce que la femme, dans sa présence comme corps spécifique, subit comme violence.
Car la réalité de l’enfermement du corps des femmes, dit-elle, n’est pas seulement liée au voile. La dictature du visible, l’impérialisme de la norme et du modèle, systématisé par l’industrie de la mode, pèsent sur les femmes, au travers du regard des hommes, mais aussi de celui des femmes sur elles-mêmes. Ces modèles d’aliénation sont imposés, par le prisme des médias, par des cultures schizophrènes, à la fois puritaines et cyniques, véhiculant rêves et obsessions de désincarnation, d’atemporalité, de vérité absolue, en même temps qu’ individualistes et dogmatiques.
« Ceci n’est pas un voile » joue, cette fois avec une volonté de légèreté, sur ces multiples tableaux. Si le défilé-performance évoque la question du voile musulman en le détournant, le ramenant à hauteur d’un objet possible de mode, il est aussi un hommage au cinéma, aux femmes et à l’art. Hommage, ainsi, à Daniel Buren, dont la création de foulards chez Hermès en 2010 lui avait donné envie de travailler le carré de soie, ici tendus comme évoquant ses palissades et la rue qui fut son premier atelier, et reprenant dans leurs fonds graphiques les célèbres rayures désormais iconiques de l’artiste français.
Un défilé sans robes, comme un paradoxe : les femmes qui déambuleront entre les voiles seront libres, libérées de toute parure, délestées de toute robe-manifeste, peut-être simplement coiffées d’un foulard, clin d’œil à la mode et à l’histoire de l’élégance, noué à la Grace Kelly, à la Brigitte Bardot, à la Liz Taylor ou à la Jackie Kennedy. Les voiles, qui ne sont pas des voiles, occulteront leurs corps au regard des spectateurs, créant une tension que d’aucuns jugeront érotique, présupposé sexuel déjà polémique. Questionnant ainsi le statut et l’image des femmes, il suggérera que les totalitarismes insidieux ne se glissent pas que dans les préceptes théologiques.
* « Ceci n’est pas une pipe: Sur Magritte » – Michel Foucault – 1973, Ed.Fata Morgana
Marie Deparis-Yafil