Majida Khattari mêle sa pratique de peintre des débuts de sa formation et son travail de photographe, mais en utilisant des moyens techniques contemporains : elle superpose plusieurs prises photographiques grâce à un logiciel de retouche numérique, comme un peintre ajoute différentes couches de peinture pour obtenir un glacis. Elle recouvre ses photographies de modèles à qui elle fait rejouer des poses des tableaux orientalistes à des photographies de céramiques prises dans le Mausolée Sidi Sahbi à Kairouan.
La surface de ces photomontages est entièrement recouverte, on retrouve l’horreur du vide, l’« horror vacui » de l’art islamique où la calligraphie, les figures géométriques ou les ornements végétaux occupent toute la superficie et s’entrelacent, répétant les motifs à l’infini sur chaque cm² des céramiques, tissus ou tout autre type de support à décorer. On peut aussi penser aux drippings du peintre américain Jackson Pollock, répandus sur la toile all-over.
Les corps apparaissent sous le voile, suggérés dans toute leur sensualité, renforcée par la présence des tissus colorés, l’agencement des rideaux et des tentures, comme la mise en scène d’un décor d’opéra. La théâtralisation de l’espace, la construction des perspectives et le recouvrement des corps renforcent le jeu avec le regard du spectateur. Le voile fait ainsi écran entre les corps dénudés et notre regard, comme les moucharabieh, ces fenêtres grillagées masquant les intérieurs du regard extérieur mais dévoilant le spectacle de la rue depuis les habitations. Les peaux sont recouvertes d’ornements comme tatouées au henné. Sur ces photographies, les corps semblent se chercher, chutent ou au contraire restent debout. Les mêmes images changent avec la variation des couleurs comme le sombre et étincelant Al Acheek, « l’amoureux avec passion », qui laisse la place à Mahjour, « l’abandonnée », sous une tenture plus claire dont les teintes rappellent l’ornementation des décors Art nouveau.
Des fragments de corps apparaissent sous la transparence et le chatoiement des étoffes, rappelant autant la sensualité et les plaisirs décrits dans les textes érotiques de la littérature arabe que le traitement des corps sur les toiles orientalistes. On pense aux détails physiques des esclaves – chevelure rousse, courbure du pied – sur La Mort de Sardanapale d’Eugène Delacroix (1827, Musée du Louvre), où le despote tue toute sa cour avant de se suicider. Ce grand format révèle déjà la fascination du peintre pour l’Orient, renforcé par sa véritable passion pour le Maroc qu’il découvrira à partir de 1832.
Avec la superposition de ces photographies, Majida Khattari fait cohabiter ses références orientales et occidentales, artistiques, littéraires et musicales, dans un ininterrompu dialogue entre ses cultures d’origine et d’adoption. Les titres des photographies imprimées sur toile, tantôt en français, tantôt en arabe, révèlent l’incessant aller et retour entre les différentes strates de sa culture personnelle.
A côté de l’évocation des peintres orientalistes, L’Aubade, fait allusion à la toile éponyme de Pablo Picasso, peinte en 1942, de cette toile, Majida ne garde que les tonalités bleues et sombres qui entourent le modèle allongé sur le lit qu’elle revêt de velours et d’étoffes imprimées. La lumière sur la chevelure rousse et les bras hâlés du modèle sous la tenture magnifie la sensualité du corps.
Sur la photographie Al Atlal, le regard se perd à travers une composition bleutée où apparaît en transparence un homme jetant un foulard dans l’architecture du mausolée Sidi Sahbi à Kairouan. Le titre qui signifie « Les Ruines » reprend le nom de la chanson la plus célèbre d’Oum Kalthoum (1965), mise en musique d’une œuvre du poète égyptien Ibrahim Nagi. Considérée comme l’une des plus grandes chansons d’amour de la poésie arabe, Al Atlal a aussi été vue comme une revendication politique d’émancipation de la femme par ses paroles équivoques sur le désir et la liberté chantées par la diva : « Ô rends moi ma liberté, délie-moi les mains ». Aux ruines répond Naufrage, comme un corps à l’abandon sous le voile orné.
A travers ses recherches artistiques, Majida Khattari invite chacun à réfléchir sur son identité et à dépasser les questions de l’apparence qui se joue dans la monstration ou la dissimulation des corps.
Valérie Labayle