« D’emblée, les photographies de Majida Khattari apparaissent comme éminemment picturales (…) D’une certaine manière, ces photographies, dans la richesse de leur composition, offrent à la fois l’effet de surréel propre à la précision photographique et cette possibilité contemplative spécifique à la peinture. Captant ainsi le regard, elles induisent très certainement une identification entre les images qu’elles donnent à voir et les référents de l’Histoire de l’Art, renvoyant à notre mémoire iconographique, créant une sorte d’immédiate proximité. Ce parti pris pictural n’implique pourtant pas l’intention de « pastiche », de peinture au second degré, ou d’artefact, car il ne s’agit pour Majida Khattari ni de rivaliser avec la peinture, ni de tromper l’œil, ni de simuler le réel. Les images qu’elle produit ne sont guère manipulées, elle n’use pas de techniques numériques ou de photomontage. Il s’agit bien plutôt de composer les conditions d’une photographie de la même manière qu’un peintre préparerait dans son atelier les conditions de sa représentation d’une scène picturale. En ce sens, le travail de Majida Khattari relève d’une véritable performance, tant la mise en œuvre technique et scénographique de telles photographies requiert un très long et très minutieux travail de recherche et de mise en scène, proche de celui d’un Jeff Wall par exemple. Si, dans cet entre-deux photographique et pictural, se pose nécessairement la question du rapport au réel, de la vraisemblance picturale, de la manière dont l’iconographie classique s’intègre dans le champ d’un réel contemporain, l’essentiel du propos de Majida Khattari ne se réduit cependant pas à ce choix formel, qui est pour elle, plus que tout autre chose, hommage passionné à l’histoire de l’art, hommage qu’elle poursuit depuis de nombreuses années, et qui prend ici clairement une dimension allégorique, moyen et vecteur d’un exercice critique.
Avec la série « Luxe, désordre et volupté », Majida Khattari poursuit donc son exploration de l’Histoire de l’Art occidental. En appelant subtilement à l’Ophélie préraphaélite de Millais autant qu’aux ingresques Odalisques, à la sensualité des modèles de Boucher ou Gérôme autant qu’à Delacroix, Manet ou encore Goya, elle continue dans le même temps d’interroger l’iconographie du corps féminin dans l’histoire de la peinture, la représentation féminine restant, comme en attestent les défilés-performances qu’elle produit régulièrement, une de ses préoccupations récurrentes. Cette fascination occidentale pour l’exotisme supposé de ces contrées nouvelles et lointaines, pour le fantasme de sensualité débridée qu’il distille – images de harems peuplés d’odalisques lascives, atmosphères d’oisiveté hédoniste…-, et dans une moindre mesure pour le mystère du désert et la violence sublimée du tyran…excitent les imaginaires romantiques et le « sentiment antique », pour reprendre le mot de Delacroix, des peintres, des poètes et des écrivains. Un Orient fantasmé, rêvé et fantaisiste, sans doute…
Une vision de l’Orient plus tard analysée et déconstruite par Edward Saïd. « L’Orient », écrivait-il, « a presque été une invention de l’Europe depuis l’Antiquité, lieu de fantaisie, plein d’êtres exotiques, de souvenirs et de paysages obsédants, d’expériences extraordinaires ». Majida Khattari partage à sa manière la relecture politique de l’orientalisme que fit Saïd, vu comme construction d’une identité-repoussoir, d’une figure de l’altérité « menaçante, exotique, barbare, primitive et soumise » à la fois -ou selon les époques-, modèle inversé de la culture européenne qui s’est, affirme encore Saïd, « renforcée et a précisé son identité en se démarquant d’un Orient qu’elle prenait comme une forme d’elle-même, inférieure et refoulée. » Car le « post-orientalisme » des photographies de Majida Khattari ne relève ni de la citation picturale ou de l’exercice de style, ni encore moins d’une étrange nostalgie folklorique. Il s’agirait bien plutôt d’une tentative de retournement du regard occidental sur l’Orient : hier fascination romantique pour la « splendeur orientale » et ses promesses de volupté, pour reprendre le mot de Baudelaire, il se nourrit aujourd’hui d’un fantasme de violence et se fait hâtif synonyme de danger extrémiste, de guerre et de terreur. Ici, imposant une autre vision, critique, Majida Khattari fait se renvoyer les préjugés occidentaux sur l’Orient en en mettant en lumière les paradoxes historiques.
Luxe des étoffes, soies damassées et organzas, matières précieuses, raffinement des motifs floraux et des dentelles, extrême souci du détail et de la mise en scène, volupté de jeunes femmes alanguies dans des intérieurs somptueux et baroques, dont on devine les corps drapés, enfouis sous les robes et les voiles, atmosphère d’élégance et douce sensualité…A peine distingue-t-on les visages, comme une mise à distance, un flou posé sur les identités, juste suggérées. Evitant ainsi toute frontalité, l’image se présente davantage comme un appel à l’imaginaire que comme une réalité recréée, comme un accès possible à l’universalité de l’altérité plus que comme une galerie de portraits. Car c’est aussi et surtout à la beauté que rend hommage Majida Khattari, autant à celle des femmes qu’à celle que l’art peut produire, dimension esthétique que l’artiste revendique ici comme valeur possible de l’art contemporain. La beauté objective des images est un choix délibéré et assumé. Cela pourrait paraître surprenant, de la part d’une artiste reconnue pour son souci du politique et pour qui le processus discursif pourrait l’emporter sur l’harmonie visible. Et puis, depuis l’avènement duchampien, on sait combien les catégories du beau et du laid sont obsolètes et comme l’universalité du beau telle que la concevait Kant a perdu de son sens. La subjectivité esthétique, la relativité du goût ou de l’intérêt l’emportant, le beau, dit-on souvent à propos de la production plastique contemporaine, s’est réduit à un caractère annexe, un accident, une éventuelle plus-value de l’œuvre, un cosmétique. On connaît en outre la méfiance induite pour la séduction de la forme, le plaisir esthétique que pourrait provoquer une « belle œuvre », soupçonnée de détourner l’observateur du sens et du discours, appauvrissant les enjeux par trop de flatterie des sens. Une telle œuvre, qu’on qualifiera volontiers d’« esthétisante », est immédiatement suspecte quant à la profondeur de ses intentions. Or Majida Khattari, par ce choix délibéré du beau, que l’on retrouve par ailleurs de manière très évidente dans ses installations, en fait un enjeu essentiel, un piège visuel en même temps qu’une arme discursive. La beauté formelle de ses images est une stratégie, une double stratégie même, par laquelle elle met en abîme critique la séduction de la belle image et la vanité qui en émane.
On se doute alors que dans les œuvres de Majida Khattari, tout ne peut être « ordre et beauté », pour filer la métaphore baudelairienne. Dans la tradition romantique, mais activée par l’état actuel du monde, Majida Khattari semble suggérer l’idée d’un luxe vaniteux, d’une fissure enfouie au coeur la belle harmonie des apparences, et le motif floral qui parcourt les images pourrait être celui de fleurs maladives.
Le propos, on l’aura compris, n’est pas celui de la beauté maléfique de la femme fatale, de Pandore, d’Hélène, ou de Salomé, de cette beauté redoutable dont userait la femme corruptrice comme d’un piège maléfique, « référentiel séculaire » de l’imagerie féminine, pour reprendre le mot de Gilles Lipovestsky, hantant les imaginaires. Mais de manière plus universelle, et contemporaine aussi, il s’agit d’une métaphore d’un monde dans lequel l’amour-propre, cette passion que Rousseau déjà envisageait comme cause de la barbarie civile au bord de laquelle nous nous tenons aujourd’hui, et la séduction (manière esthétique de parler du pouvoir et de la domination) l’emportent sur toute moralité des intentions. Sous la beauté le désordre du monde, le désenchantement, la perpétuelle menace d’implosion, une promesse de chaos à venir, des libertés qui se conquièrent dans la douleur. A l’instar du tableau de Delacroix, « La mort de Sardanapale », parangon de la tyrannie de la jouissance, et dont s’inspire librement Majida Khattari pour évoquer la chute, on serait tenté de penser que la chute des idéaux, comme d’ailleurs la résurgence de certaines idéologies totalitaires, est indéfectiblement liée à l’idée qu’un individualisme sans bride exige que rien ne survive à son propre plaisir ni à ses propres lois.
Une possibilité, un risque imminent, un danger, qui n’épargne évidemment pas le monde d’aujourd’hui. »
Marie Deparis-Yafil